Les milices chiites n'ont pas désarmé
Le Monde
24 fevrier 2004
Par Sophie Shihab"Good, good, mister!" Une foule de gamins en liesse salue ainsi les soldats britanniques qui achèvent à pied, casque à la ceinture et tout sourire, leur patrouille dans le souk bien achalandé du centre de Bassora. Un petit groupe de journalistes français, en visite guidée par le ministère de la défense britannique, les accompagne dans cette région chiite du sud de l'Irak.
Le but de l'exercice n'est pas de démontrer que l'occupation britannique se passe beaucoup mieux que l'américaine, souligne le capitaine Duncan Motte, du régiment gallois chargé de la sécurité en ville. Même si cette constatation remplit d'aise soldats et officiers de la division multinationale en poste dans le sud-est (MND-SE) de l'Irak, soit 12 000 hommes, dont 8 000 Britanniques qui assurent le commandement.
Le but de l'exercice, poursuit le capitaine Motte, est d'initier les recrues de la police irakienne aux patrouilles urbaines. A voir l'air gêné et gauche, dans son uniforme tout neuf, d'un jeune Irakien qui s'affiche, pour la première fois, dans les rues de la ville avec les Britanniques, la tâche est rude.
Sous Saddam Hussein, les policiers ne sortaient pas de leurs commissariats, rappellent leurs nouveaux tuteurs. C'étaient les militaires et les forces spéciales qui patrouillaient et arrêtaient les gens. Les policiers, éléments de poids de l'ancien système de corruption, ne jouissaient donc d'aucun respect. Or il faut bien en réintégrer la majorité. Les officiers, choisis par les divers conseils locaux irakiens, doivent donc désormais passer par trois semaines de rééducation aux méthodes de la police britannique.
Une "académie de police" a été installée à cette fin, il y a trois mois, par le sergent-major Steve Johnson, envoyé par la police britannique. "C'est la première fois que je porte un pistolet", sourit ce quinquagénaire, en racontant comment il s'est battu pour obtenir quelques meubles, un ordinateur et, finalement, une liaison Internet. Les rapports entre les communautés représentées parmi ses 300 ex-officiers vivant là "se passent bien", assure le sergent, détaché pour rester un an dans cette "académie", barricadée derrière des murs de béton en bordure de la petite ville à majorité sunnite de Zubeyr, au sud de Bassora.
Tant que les Britanniques sont la "force occupante", ils mènent la chasse aux terroristes. Mais seuls une centaine de présumés tels sont détenus à Bassora. "Ils ne peuvent pratiquement plus agir ici, souligne Tim Smith, porte-parole de la MND-SE, les Irakiens les dénoncent et les seuls qui présentent un danger sont ceux qui viendraient de l'extérieur", précise-t-il. Les seuls attentats à la voiture piégée dans sa zone ont, en effet, eu lieu à l'automne 2003. Mais des bombes artisanales continuent à exploser au passage des convois. Les mesures de sécurité restent donc de rigueur, handicapant les efforts de l'armée pour "gagner les cœurs et les esprits", à coups de petits "projets à impact rapide": rénovation d'écoles, de cliniques et de services divers.
Un système complet
Les Britanniques se concentrent donc sur le développement d'un système de sécurité complet - police, gendarmerie, gardes-frontières, justice. Mais pas l'armée, prérogative des Américains. A moins que le corps des gendarmes, l'Iraki Civil Defense Corps (ICDC) - cinq bataillons de 896 hommes chacun sont prévus pour toute la région -, ne finisse par être rattaché à cette future armée. Pour l'instant, l'ICDC fait office de noyau dur du système.
Observant leur entraînement dans le port de Bassora, notamment par des paras britanniques qui ont aidé à former l'armée afghane, un des interprètes locaux assure que la population "commence à les respecter un peu, même si elle ne craint vraiment que deux forces: les Britanniques et les milices chiites".
Ces dernières sont devenues discrètes - on n'en voit plus tenir des check-points -, mais elles sont toujours là. Contrairement aux Américains dans le Nord, les Britanniques ne les ont jamais attaquées de front. Ils ont joué le jeu de la coopération. Avec d'autant moins d'hésitation que la principale milice, issue des Brigades de Badr, est l'un des bras armés du courant modéré, largement majoritaire, qui obéit au grand ayatollah Ali Al-Sistani. Elle a encadré la manifestation de plus de 100 000 personnes qui réclamaient, le 15 janvier, des élections directes et menaçaient de s'en prendre aux forces d'occupation. Les coalisés préfèrent souligner que le rassemblement se voulait éminemment pacifique. "Son langage est le nôtre. Et puis, c'est aux Irakiens seuls de remplir le vide politique", précise Tim Smith.
Le problème étant de savoir lesquelles de ces milices ont recours à un language différent, éventuellement inspiré par les services secrets iraniens. "Il y a quelques mois, on trouvait encore le matin des corps de baasistes assassinés, mais cela devient rare", explique le capitaine Motte. Il minimise, par ailleurs, les conséquences de l'assassinat de plusieurs chrétiens vendeurs d'alcool, alors qu'on parle d'un début d'exode au sein de cette communauté.
Mais comme ses collègues, le capitaine reste dépendant, pour ses informations, de ses interprètes. Lesquels ne lui ont pas dit, par exemple, que la clinique dont il a permis la rénovation abrite le bureau local d'une des branches du parti Al-Dawa. Ce qui pourrait expliquer la présence de deux BMW dans sa cour. "Cela ne m'étonne pas, dit-il, tous les partis chiites veulent contrôler des centres de soins."
Hôpitaux et cliniques restent pourtant cruellement démunis de médicaments - pillés, dit-on, lors de leur acheminement et revendus sur les marchés. Qui est donc le mieux à même de remettre un jour un peu d'ordre dans la région? La réponse serait à chercher dans les locaux réhabilités de la police anti-émeute en cours de formation par les Britanniques: ils sont pavoisés, jusque dans la salle des armes, de portraits de l'ayatollah Al-Sistani et de textes de ses fatwas. De même que tous les autres locaux publics visités sous escorte, et bénéficiant de programmes britanniques: nul doute que les partis chiites en profitent au mieux. Pour le meilleur ou pour le pire.
© Le Monde 2004